Conditions de travail

Dans un arrĂŞt du 14 mai 2019, la Cour de justice de l’union europĂ©enne dĂ©cide que les Etats membres doivent obliger les employeurs Ă  mettre en place un système permettant de mesurer la durĂ©e du temps de travail journalier. Cette dĂ©cision sonne-t-elle le retour des pointeuses dans les entreprises en France ? Eclairage par Arnaud Teissier, avocat associĂ© au sein du Cabinet d’avocats Capstan.

Quelles sont les circonstances de l’arrĂŞt rendu par la CJUE le 14 mai ?

L’Audiencia Nacional, c’est-à-dire la Cour centrale espagnole, avait été saisie d’un contentieux entre un syndicat espagnol et une banque (en l’occurrence la Deutsche Bank). Le syndicat réclamait la mise en place d’un système d’enregistrement du temps de travail journalier, afin de vérifier le respect des horaires de travail prévus et de permettre l’enregistrement des éventuelles heures supplémentaires réalisées.

L’Audiencia Nacional a Ă©mis des doutes sur la conformitĂ© de la lĂ©gislation espagnole au droit de l’Union europĂ©enne. Elle a donc soulevĂ© une question prĂ©judicielle devant la CJUE pour s’en assurer. A soutien de son recours, la Cour centrale espagnole relevait que 53,7 % des heures supplĂ©mentaires effectuĂ©es en Espagne n’étaient pas enregistrĂ©es. La manière dont la juridiction espagnole a formulĂ© sa question prĂ©judicielle rĂ©vèle qu’elle s’interrogeait elle-mĂŞme fortement sur la conformitĂ© de sa lĂ©gislation nationale au droit de l’Union… A travers sa question prĂ©judicielle, elle espĂ©rait donc – d’une certaine façon – que la CJUE le lui confirme. C’est d’ailleurs, au final, l’orientation que suivra la CJUE.

Quelle est effectivement la solution retenue par l’arrĂŞt ?

La CJUE estime qu’une législation nationale ne peut pas dispenser les entreprises de mesurer le temps de travail journalier des salariés. De ce fait, elle remet en cause le régime existant en Espagne, considérant qu’on ne retrouve pas, en droit espagnol, d’obligation de décompte quotidien du temps de travail.

Pour la CJUE, il est essentiel que soit imposĂ© aux employeurs « un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durĂ©e du temps de travail journalier Â». En effet, seule la mise en place de telles procĂ©dures est de nature Ă  assurer le droit au respect de la « santĂ© Â» et du « repos Â» du travailleur ; principes essentiels dĂ©clinĂ©s par le droit de l’Union. Ce que ne garantit pas, en l’état, selon la CJUE, le droit espagnol qui devra s’adapter.

Doit-on dĂ©duire de cette dĂ©cision que la CJUE impose Ă  tous les Etats membres un recours systĂ©matique Ă  dispositif de pointage, par exemple ?

Non, en aucune façon. La CJUE n’impose pas une solution, la solution qui serait la seule Ă  pouvoir garantir le respect des principes Ă©noncĂ©s (droit Ă  la santĂ© ; droit au repos). Elle invite chaque Etat membre Ă  dĂ©finir « les modalitĂ©s concrètes de mise en Ĺ“uvre d’un système, en particulier la forme que celui-ci doit revĂŞtir Â».

La CJUE prĂ©cise par ailleurs que « des particularitĂ©s propres Ă  chaque secteur d’activitĂ© concernĂ© Â» ou des spĂ©cificitĂ©s tenant Ă  « la taille de certaines entreprises Â» peuvent mĂŞme ĂŞtre prises en considĂ©ration ; confirmant la latitude offerte aux Etats membres.

Peut-on considĂ©rer que le droit français est conforme aux exigences formulĂ©es par la CJUE ?

Même s’il existe une diversité de dispositifs d’aménagement du temps de travail en droit français, le Code du travail fourmille de dispositions qui visent à assurer le décompte du temps de travail et le respect des temps de repos.

Par exemple, pour les salariĂ©s qui ne relèvent pas d’un mĂŞme horaire collectif, l’employeur doit Ă©tablir les documents nĂ©cessaires au dĂ©compte de la durĂ©e de travail, des repos compensateurs et de leur prise effective, pour chacun des salariĂ©s concernĂ©s. Ces relevĂ©s doivent ĂŞtre Ă©tablis sur une base quotidienne, mais aussi hebdomadaire.

Il en va de mĂŞme pour les forfaits jours. Il faut rappeler que, pour eux, l’employeur a l’obligation de dĂ©compter les journĂ©es et demi-journĂ©es de travail. D’une façon plus gĂ©nĂ©rale, la convention de forfait en jours s’appuie sur un accord collectif qui doit dĂ©finir un certain nombre de garde fous : dĂ©finition des catĂ©gories de salariĂ©s concernĂ©s, nombre de jours travaillĂ©s, Ă©valuation et suivi de la charge de travail, … L’ensemble de ces garanties participe au respect des exigences fixĂ©es par le droit de l’Union europĂ©enne rappelĂ©es par la CJUE.

En tout Ă©tat de cause, les salariĂ©s en forfait jours, comme ceux relevant d’un rĂ©gime horaire, se voient garantir le droit au mĂŞme repos quotidien (au moins 11 heures entre deux journĂ©es de travail) et hebdomadaire (au minimum 35 heures consĂ©cutives par semaine).

Peut-on donc retenir que l’arrĂŞt de la CJUE n’aura aucune influence en France ?

Ce n’est pas ce que j’ai dit. Il est vrai qu’à mon sens le droit français est structurellement conforme aux exigences rappelĂ©es par la CJUE dans son arrĂŞt du 14 mai 2019. Il n’y a donc pas Ă  s’alarmer ; la dĂ©cision rendue ne va pas imposer de revoir nos dispositifs d’amĂ©nagement et de contrĂ´le du temps de travail de fond en comble ; comme cela semble ĂŞtre le cas pour les Espagnols…

La CJUE réaffirme les principes de droit à la santé et au repos avec une fermeté qu’il convient de relever

En revanche, la CJUE réaffirme les principes de droit à la santé et au repos avec une fermeté qu’il convient de relever. Ce n’est pas la première fois. Néanmoins, l’arrêt martèle à plusieurs reprises l’existence d’un droit fondamental à la santé et à la sécurité au travail des travailleurs.

Il est donc essentiel à mon avis, pour les entreprises, de s’assurer que les dispositifs d’aménagement du temps de travail mis en place offrent ces garanties et, au-delà, que leurs pratiques ne s’écartent pas des dispositifs vertueux organisés par leurs accords collectifs.

Ces sujets, demain plus qu’hier encore, seront scrutés par les juges nationaux avec exigence. Il ne fait pas de doute que les salariés sauront s’en prévaloir devant les juridictions prud’homales en cas d’heures supplémentaires non payées ou de charges de travail ne permettant pas le respect du droit au repos.

Il est donc essentiel, pour les entreprises, de s’assurer en amont que sont en place des mécanismes de régulation et de contrôle. Par prévention, les accords et les pratiques existants doivent être analysés à la lumière de l’arrêt du 14 mai.

Article initialement paru dans la Semaine sociale Lamy n°1865 du 11 juin 2019