Pour relever les défis liés aux transformations organisationnelles et managériales, CAPSTAN Avocats enrichit son approche avec la vision de Kévin BOUCHAREB, ancien directeur mondial « Futur du travail » et stratégie RH.
Cette collaboration vise à combiner notre maîtrise du droit social avec des perspectives novatrices pour répondre aux nouveaux enjeux sociaux, technologiques et générationnels.
Si l’on observe les médias généralistes et spécialisés, le vent semble avoir tourné pour de bon : après l’euphorie post-COVID, les entreprises annoncent leurs intentions de revenir sur tout ou partie de leur politique de télétravail assorties de positions fermes de retour souvent partiel et parfois total au bureau. Les raisons invoquées pour expliquer ce revirement, incluent des impacts négatifs sur la productivité, le collectif ou encore la créativité, en particulier au-delà des sacro-saints 2 jours de télétravail par semaine. Ces arguments s’appuient le plus souvent sur la perception de dirigeants, de managers mais aussi de salariés qui, sans nier les effets négatifs qu’ils décrivent, ne sont pas adeptes du télétravail. Cette manière de vivre différemment le télétravail creuse davantage l’écart entre ceux pour qui le télétravail est devenu le meilleur moyen de donner leur plein potentiel et ceux qui, au contraire, voient dans le présentiel le meilleur cadre de collaboration possible. Et voilà qu’Elon Musk, nouvellement nommé à la tête d’un « ministère de l’efficacité gouvernementale », vient enfoncer le clou en demandant à tous les fonctionnaires américains de faire une croix sur le télétravail.
2025 ne démarre donc pas sous les meilleurs auspices pour les salariés qui plébiscitent cette modalité d’organisation. Ils sont pourtant toujours nombreux : selon l’étude de la DARES publiée en novembre 2024, près de la moitié des salariés qui y sont éligibles déclarent qu’ils seraient prêts à démissionner si l’accès au télétravail leur était supprimé (cette proportion passant à 57% chez les moins de 35 ans) et prêt de 50% des télétravailleurs n’ayant droit qu’à un ou deux jours de télétravail par semaine souhaiteraient avoir accès à davantage de télétravail. Les entreprises doivent aussi le garder en tête.
Au-delà des données macro, il est également important de noter qu’il s’agit toujours d’un facteur d’attractivité très important, en particulier dans les métiers en tension (métiers de la data ou de l’IT, de l’IA, du consulting, ainsi que pour tous les profils de cadres expérimentés), et qu’il s’agit d’une des premières (sinon de la première) questions posées par les candidats lors des entretiens.
La révision de la politique de télétravail des entreprises doit donc être analysée, préparée en amont, les modifications envisagées devant être validées tant d’un point de vue opérationnel que juridique tout comme le déploiement de ces nouvelles mesures. Les entreprises doivent mesurer la faisabilité pratique et l’acceptabilité sociale de ces changements et surtout réfléchir de manière globale et non en étant focalisées uniquement sur la seule question du retour au bureau.
Le risque pour certaines entreprises de rigidifier les politiques de télétravail est de creuser le fossé qui sépare les aspirations des candidats et des salariés d’un côté et les réalités organisationnelles offertes par les entreprises de l’autre
Le risque pour certaines entreprises de rigidifier les politiques de télétravail est de creuser le fossé qui sépare les aspirations des candidats et des salariés d’un côté et les réalités organisationnelles offertes par les entreprises de l’autre. Cela peut accentuer l’idée selon laquelle les leaders et managers ne font pas confiance à leurs équipes et doivent décider pour elles, de manière unilatérale, comment elles doivent s’organiser. On s’éloigne ainsi de l’utilisation du télétravail comme d’un outil de flexibilisation des conditions de travail, permettant de choisir le meilleur lieu de travail en fonction de ce que l’on a à faire.
Le bureau peut – et doit – évidemment rester un lieu essentiel de la vie des entreprises et équipes. Que ce soit pour des rencontres ponctuelles, pour la réalisation d’activités qui souffrent de la distance, pour le confort recherché par certains collaborateurs afin de se concentrer, et surtout pour les moments qui comptent et qui appellent une forme de solennité (annoncer une promotion en visio ou célébrer le lancement d’un projet, ça perd quand même sacrément de sa superbe !), le bureau peut être un formidable atout dans l’organisation du travail ! Il peut aussi être pensé comme un outil et non plus comme le réceptacle tacite de l’exercice du travail.
Alors à l’heure où il est si difficile de recruter et de fidéliser des collaborateurs, pourquoi les entreprises font-elles le choix de revenir sur tout ou partie de leurs accords ou de leurs pratiques de télétravail ?
Les raisons invoquées par celles qui font machine arrière sont multiples : on parle de manière empirique de « baisse de l’engagement », de « baisse du sentiment d’appartenance à l’entreprise », ou encore de « baisse de l’innovation ».
Au-delà, la mise en place du télétravail s’est souvent accompagnée d’une « défaite managériale » qui vient en accentuer les effets indésirables. Le télétravail nécessite en effet de transformer suffisamment ses pratiques pour tirer le meilleur parti de cette nouvelle modalité d’organisation du travail.
En effet, l’organisation du télétravail nécessite une « réussite managériale » pour fonctionner véritablement : la création de nouveaux rituels, de nouveaux canaux, de nouvelles manières de travailler qui, lorsqu’elles sont bien mises en œuvre, permettent non seulement d’être plus productifs, mais également plus engagés. De très nombreuses entreprises, à commencer par le titan NVidia, ont su repenser leurs organisations et leurs pratiques pour tirer le meilleur parti de la distance au travail et en faire un atout à la fois au recrutement, mais aussi dans le quotidien de travail. Seulement faut-il en avoir la volonté.
Alors que peut-on proposer aux salariés au-delà d’un simple « retour au bureau » ?
- d’abord, on évitera les accords très larges qui s’appliquent à tout le monde (ou du moins à tous les salariés qui y sont éligibles) de la même manière. Même si cela déroge à la tradition égalitariste française, on doit admettre que les besoins (et les possibilités) de télétravail sont différentes en fonction des métiers. On préférera, au niveau groupe, une « philosophie du télétravail », qui définira plutôt des grands principes liés à ce sujet, et qui se déclinera ensuite en chartes ou en accords plus précis, en fonction des métiers voire en fonction des équipes ;
- si, pour des raisons de maturité organisationnelle ou managériale, on doit en passer par la définition d’un rythme fixe, on préfèrera la mise à disposition de « forfaits » ou de « nombre de jours de télétravail sur le mois » (par exemple, 10 jours de télétravail sur le mois / 50% de temps en télétravail) à des rythmes hebdomadaires qui rigidifient considérablement l’expérience employé et empêchent de bénéficier de la flexibilité que peut apporter le télétravail. Cela peut cohabiter, en revanche, avec la sécurisation de certaines tâches / certains évènements en présentiels, déterminés comme tels à l’avance ;
- dans le meilleur des cas, on adoptera le « télétravail par activités », qui consiste non pas à déterminer combien de jours on doit être au bureau, mais pour quelles raisons on doit y être. Certaines activités souffrent objectivement de la distance (accueil des nouveaux arrivants, brainstorming, certains rituels managériaux, certaines activités spécifiques liées à son métier etc.), et doivent donc être réalisées au bureau. Pour les autres activités (et notamment les activités de recherche ou de production individuelle), le collaborateur peut choisir de travailler de chez lui ou au bureau. De cette façon, on obtient le meilleur des deux mondes puisque le présentiel n’est plus subi (dans la mesure où il fait du sens par rapport à ce que l’on doit faire) et permet d’offrir un fort niveau de flexibilité individuelle.
Les quelques recommandations formulées ici permettent d’exploiter au mieux les opportunités offertes par le télétravail. Dans un contexte de guerre des talents qui va s’accroître, il s’agira d’un avantage concurrentiel non négligeable pour mieux attirer, engager et fidéliser les talents ! Mais surtout, il s’agit d’utiliser les opportunités offertes par le travail à distance pour en faire un véritable outil de flexibilisation de l’expérience employé qui, couplé à une stratégie immobilière repensée, ainsi qu’à de nouvelles pratiques et à de nouveaux outils, peut devenir un fantastique accélérateur de productivité, d’innovation, et paradoxalement, de cohésion !
L’œil de l’avocat – Discussion entre Kévin Bouchareb et Nicolas Christau, avocat associé Capstan
KB : L’employeur peut-il réellement « forcer » le retour au bureau des télétravailleurs ?
NC : Il le peut souvent en respectant la procédure adéquate mais soyons clairs même lorsque l’employeur peut juridiquement imposer une règle, le passage par le dialogue social et, éventuellement, le dialogue avec les salariés reste indispensable. C’est une question d’acceptabilité de la règle nouvelle par les salariés concernés.
Par ailleurs, la réponse à cette question nécessite au préalable de déterminer le mode de mise en place du télétravail dans l’entreprise. Ainsi, en fonction de la modalité retenue au sein de l’entreprise, il n’est pas du tout certain que nous puissions utiliser l’expression « retour forcé ».
Pour rappel, le télétravail peut être mis en place dans le cadre d’un accord collectif ou, à défaut, dans le cadre d’une charte et sinon dans le cadre d’un accord entre le salarié et l’employeur. Il conviendra bien sûr de suivre la procédure applicable en fonction des modalités de mise en place.
Notre métier est bien sûr d’étudier avec nos clients les règles internes applicables en matière de télétravail mais surtout de réfléchir avec eux à leur stratégie globale, à leurs enjeux, à leurs attentes et de construire sur cette base un plan d’actions leur permettant d’atteindre leurs objectifs et de réussir leur projet.
KB : Il me semble que beaucoup d’entreprises ont organisé leur politique de télétravail via une charte. Comment envisager les choses dans ce cas de figure ?
NC : En cas de changement important des règles de la charte, l’employeur devra étudier la nécessité d’une information/consultation du CSE. Mais il devra aller bien au-delà de ces enjeux légaux.
En effet, à l’occasion de ces changements de retour au travail, l’entreprise est confrontée à un véritable enjeu de communication à l’égard de ses représentants du personnel mais surtout de ses salariés. Il devra prendre le temps d’expliquer son choix. Cela impose probablement de recourir à des exemples concrets des difficultés rencontrées mais aussi à des indicateurs de productivité ou à des baromètres sociaux relatifs à la capacité à fédérer / au sens d’appartenance au collectif de travail. Cette démonstration n’est pas nécessairement aisée.
KB : Tout ceci me fait penser au concept de « statut du télétravailleur », qui avait été beaucoup discuté lors de la rédaction des premiers accords. En quoi cette notion est importante dans les débats du moment ?
NC : C’est à la fois la définition juridique donnée par les parties dans l’entreprise qui sera importante mais aussi la réalité opérationnelle de cette notion. Nous constatons qu’un même accord donne parfois des réalités différentes selon le métier, les compétences, l’appétence des managers au télétravail. Venir modifier les règles de télétravail, doit être l’occasion pour l’entreprise d’envisager une stratégie globale agile et innovante, intégrant la question de la présence au bureau mais s’intéressant de manière plus générale à la question de l’organisation du travail (à distance et sur site).
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