IRP

Par StĂ©phanie Poussou, Avocate of Counsel et Florence Riquoir, Knowledge Manager 

Le 2 septembre 2025, le tribunal judiciaire (TJ) de Paris s’est prononcé sur l’obligation de consulter le comité social et économique (CSE) lors du déploiement d’outils d’intelligence artificielle (IA) dans une entreprise du secteur audiovisuel (TJ Paris, ord. réf., 2 septembre 2025, n°25/53278).

Quelle tendance chez les juges du fond ?

Dans l’affaire soumise au TJ de Paris, deux technologies Ă©taient en cause :

  • Raiponse : une nouvelle version d’un agent conversationnel RH, dĂ©jĂ  en place depuis 3 ans ;
  • MedIAGen : une plateforme sĂ©curisĂ©e d’accès Ă  des outils d’IA gĂ©nĂ©rative et de crĂ©ation d’assistants personnalisĂ©s, initialement testĂ©e auprès de 800 salariĂ©s avant un dĂ©ploiement gĂ©nĂ©ralisĂ©.

S’agissant de Raiponse, le TJ a estimé que la mise à jour n’entraînait ni modification substantielle de la technologie, ni impact sur les conditions de travail. La nouvelle version apportait uniquement des améliorations fonctionnelles, sans incidence sur la situation des salariés. Dès lors, aucune nouvelle consultation du CSE n’était requise, celui-ci ayant déjà été consulté lors de la mise en place initiale en 2022.

En revanche, pour MedIAGen, le TJ, s’appuyant sur l’article L. 2312-8 du Code du travail (II. 4°), qui prĂ©voit la consultation du CSE lors de « L’introduction de nouvelles technologies Â» dans l’entreprise, a considĂ©rĂ© qu’il s’agissait bien d’une telle technologie, dont l’introduction devait ĂŞtre prĂ©cĂ©dĂ©e d’une consultation du CSE, mĂŞme si l’impact concret sur les salariĂ©s n’était pas encore Ă©tabli.

D’autres juridictions avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© saisies, en rĂ©fĂ©rĂ©, de demandes similaires Ă©manant de CSE confrontĂ©s Ă  des projets de dĂ©ploiement d’outils d’IA. Celles-ci vont globalement dans le mĂŞme sens que celle du TJ de Paris. On peut citer par exemple :

  • Le TJ de la RĂ©union a admis que le CSE peut recourir Ă  un expert habilitĂ© dès l’introduction d’une nouvelle technologie, sans qu’il soit nĂ©cessaire de dĂ©montrer un impact sur les conditions de santĂ©, de sĂ©curitĂ© ou de travail. L’utilisation d’un SIRH innovant entrait dans le champ de l’article L. 2315-94 du Code du travail (TJ La RĂ©union, 19 dĂ©cembre 2024, n°24/00405)
  • Dans une affaire soumise au TJ de Nanterre, le dĂ©bat ne portait pas Ă  proprement parler sur le point de savoir si une obligation de consultation du CSE s’imposait en raison du dĂ©ploiement de modules d’IA au sein de l’entreprise ; l’employeur s’étant de lui-mĂŞme soumis Ă  cette procĂ©dure. Le TJ a ici estimĂ© que, lorsque l’employeur initie une procĂ©dure de consultation du CSE, qu’elle soit obligatoire ou non, il ne peut mettre en Ĺ“uvre le projet en cause avant que le comitĂ© n’ait rendu son avis, ou que le juge saisi du contentieux de la communication de documents complĂ©mentaires n’ait statuĂ©. Or en l’espèce, seule une phase pilote avait Ă©tĂ© mise en Ĺ“uvre. le lancement de cette phase constituait-il, ou non, le dĂ©but de la mise en Ĺ“uvre du projet ? Le TJ a rĂ©pondu de manière positive, considĂ©rant que « cette phase ne peut dès lors ĂŞtre regardĂ©e comme une simple expĂ©rimentation nĂ©cessaire Ă  la prĂ©sentation d’un projet suffisamment abouti, mais s’analyse au contraire comme une première mise en Ĺ“uvre des applicatifs informatiques soumis Ă  consultation. » (TJ Nanterre, 14 fĂ©vrier 2025, n°24/01457 ; sur cette dĂ©cision, voir « Consultation du CSE et IA : un juge des rĂ©fĂ©rĂ©s ordonne la suspension du projet ! Â»).
  • Dans une dĂ©cision du TJ de CrĂ©teil, une sociĂ©tĂ© de presse avait dĂ©ployĂ© des outils d’IA sans associer le CSE Ă  la dĂ©marche. Face aux refus de la direction d’ouvrir une nĂ©gociation de cadrage, le CSE a obtenu du juge des rĂ©fĂ©rĂ©s la suspension de l’utilisation des outils d’IA gĂ©nĂ©rative jusqu’à la clĂ´ture du processus de consultation, le tribunal soulignant que l’IA constitue une technologie nouvelle, susceptible d’affecter les conditions de travail des salariĂ©s (TJ CrĂ©teil, 15 juillet 2025, n°25/00851).

Pour une approche raisonnable et raisonnée de l’obligation de consultation du CSE en matière d’introduction de l’IA dans l’entreprise

Soulignons tout d’abord que les dĂ©cisions prĂ©citĂ©es, mĂŞme si elles ont une rĂ©sonnance particulière car elles touchent Ă  l’intelligence artificielle – sujet « Ă  la mode Â» –, ne sont que des dĂ©cisions de première instance, dont on ignore le sort futur en cas d’éventuel appel puis pourvoi en cassation.

Elles sont critiquables sur deux points essentiels.

Une solution raisonnable…

Tout d’abord, considérer toute introduction d’un outil doté d’IA comme l’introduction d’une nouvelle technologie semble aujourd’hui déjà largement dépassé.

L’IA se trouve dĂ©jĂ  partout, et nous l’utilisons dĂ©jĂ  tous chaque jour, parfois mĂŞme sans le savoir : dans nos tĂ©lĂ©phones, dans nos voitures, etc., et les environnements de travail n’y Ă©chappent Ă©videmment pas. Chaque logiciel ou presque, est aujourd’hui « augmentĂ© Â» avec de l’IA. Est-ce Ă  dire que le CSE doit ĂŞtre consultĂ© Ă  chaque fois que la mise Ă  jour d’un logiciel, mĂŞme un simple traitement de texte, intègre une partie d’IA ? Le CSE doit-il ĂŞtre consultĂ© lors du renouvellement de la flotte de tĂ©lĂ©phones professionnels car ceux-ci intègrent d’office de l’IA ? La mĂŞme question peut d’ailleurs se poser pour les voitures de fonction, dont les plus rĂ©centes utilisent aussi de l’IA dans leur fonctionnement…

On voit ici la limite du chemin que les juges du fond ont semblĂ© emprunter les dĂ©cisions Ă©voquĂ©es : considĂ©rer que l’introduction de l’IA Ă©quivaut Ă  l’introduction d’une nouvelle technologie, sans s’intĂ©resser aux impacts de cette introduction sur les conditions de travail, la santĂ© ou encore la sĂ©curitĂ© des salariĂ©s n’a guère de sens.

… et raisonnée

A cet Ă©gard, il est important de souligner que, contrairement aux anciennes dispositions lĂ©gales relatives au ComitĂ© d’entreprise (C. trav., art. L. 2323-29, en vigueur jusqu’au 1er janvier 2018), qui exigeaient pour sa consultation que le projet soit « important » et susceptible d’avoir « des consĂ©quences sur l’emploi, la qualification, la rĂ©munĂ©ration, la formation ou les conditions de travail », l’article L. 2312-8 du Code du travail n’évoque aujourd’hui que « l’introduction de nouvelles technologies Â». Cette rĂ©daction peut laisser entendre que la consultation du CSE est exigĂ©e sur la base d’un simple risque potentiel d’impact sur la situation des salariĂ©s, sans nĂ©cessitĂ© de dĂ©montrer un effet avĂ©rĂ©. Nombres de CSE estiment donc dĂ©sormais qu’il suffit que la mise en Ĺ“uvre soit susceptible d’avoir un impact sur la situation des travailleurs, et comme nous l’avons vu dans les dĂ©cisions citĂ©es ci-dessus, certaines juridictions du fond n’hĂ©sitent pas Ă  adopter cette interprĂ©tation.

Il convient toutefois de relever que cette interprĂ©tation semble assez largement s’éloigner de l’esprit du texte, notamment au regard de l’ancienne version du Code du travail Ă©voquĂ©e ci-dessus. D’ailleurs, la rĂ©fĂ©rence Ă  l’importance du projet ainsi qu’à ses consĂ©quences n’ont pas disparue : on la trouve prĂ©cisĂ©ment au mĂŞme alinĂ©a que l’introduction de nouvelles technologies (C. trav., L. 2312-8) :

« Le comitĂ© est informĂ© et consultĂ© sur les questions intĂ©ressant l’organisation, la gestion et la marche gĂ©nĂ©rale de l’entreprise, notamment sur : (…)°

4° L’introduction de nouvelles technologies, tout amĂ©nagement important modifiant les conditions de santĂ© et de sĂ©curitĂ© ou les conditions de travail ; (…) Â»

Pourtant, tant la recodification intervenue en 2007, que les ordonnances Macron de 2017 (plus prĂ©cisĂ©ment l’ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017, en matière d’IRP), ont réécrit les articles du code du travail mais n’ont pas entendu modifier les attributions du CSE (en ce sens, voir concl. Rapp. JF de Montgolfier sur CE, Avis du 16 mai 2025, n°498924). Certes, en 2024, la Cour de cassation a tempĂ©rĂ© le principe d’une recodification Ă  droit constant, en rĂ©servant le cas de modifications lĂ©gislatives intervenues ultĂ©rieurement (Cass. soc., 10 juillet 2024, n° 22-21.856), mais l’article L. 2312-8 n’a Ă©tĂ© modifiĂ© qu’une fois depuis 2018, en 2021 (loi n°2021-1104 du 22 aoĂ»t 2021 introduisant la notion de « consĂ©quences environnementales Â» dans les attributions du CSE), et les modifications n’ont pas concernĂ© le 4° de cet article.

Et si l’on veut respecter l’esprit du texte, il faut rappeler que, sous l’empire des anciennes dispositions, la Cour de cassation s’était prononcĂ©e explicitement sur le recours Ă  un logiciel d’IA. Elle avait dĂ©cidĂ© qu’un tribunal de grande instance Ă©tait fondĂ© Ă  annuler la dĂ©libĂ©ration d’un CHSCT dĂ©signant un expert autour de la mise en place d’un logiciel d’IA, dès lors qu’il jugeait que l’existence d’un projet important modifiant les conditions de santĂ© et de sĂ©curitĂ© ou les conditions de travail des salariĂ©s n’était pas dĂ©montrĂ©e (« l’introduction du programme informatique Watson va aider les chargĂ©s de clientèle Ă  traiter les abondants courriels qu’ils reçoivent (…), qu’elle se traduit donc directement en termes de consĂ©quences mineures dans les conditions de travail directes des salariĂ©s dont les tâches vont se trouver facilitĂ©es (…) » : Cass. soc., 12 avr. 2018, nÂş16-27.866).

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