Contrat de travail

Par un arrêt Take Eat Easy du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a requalifié pour la première fois en contrat de travail un contrat liant un travailleur indépendant à une plateforme de mise en relation.

On pouvait s’interroger sur la portée réelle de cette décision. Elle concernait en effet la situation spécifique d’un travailleur indépendant sanctionné, à différentes reprises et en application d’un règlement interne, par une plateforme qui a depuis fait faillite. La chambre sociale semblait alors se focaliser sur l’existence d’un double critère pour envisager la requalification de la relation professionnelle en relation salariée : la géolocalisation et les multiples sanctions infligées au travailleur indépendant.

REQUALIFICATION D’UN CONTRAT DE CHAUFFEUR independant

Dans un arrêt rendu le 4 mars 2020, la chambre sociale qualifie de salariat le lien existant entre la société Uber et un chauffeur indépendant. Elle précise à cette occasion que :

  • sa jurisprudence constante relative à la définition du contrat de travail doit s’appliquer aux travailleurs indépendants des plateformes digitales. Quelle que soit la qualification donnée au contrat par les parties, le salarié est celui qui accomplit un travail sous un lien de subordination. Celui-ci est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements (Cass. Soc., 13 novembre 1996, n° 94-13.187) ;
  • l’appréciation des éléments de fait et de preuve permettant de déterminer l’existence ou l’absence d’un lien de subordination relève du pouvoir souverain des juges du fond. La Cour de cassation exerce toutefois un contrôle de motivation en s’assurant qu’ils tirent les conséquences légales de leurs constatations (Cass. Soc., 1er décembre 2005, n°05-43.031 à 05-43.035).

il appartient au juge de vérifier l’existence ou non d’une relation salariée

La Cour de cassation a jugé utile de justifier sa position en rappelant que la jurisprudence européenne définit également le salarié comme la personne placée sous la subordination juridique d’une autre. Elle souligne également que le Conseil constitutionnel a rappelé dans sa décision relative à la Loi Mobilités (décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019), qu’il appartient, au regard des dispositions légales actuelles, au juge de vérifier l’existence ou non d’une relation salariée caractérisée par l’existence d’une subordination juridique permanente.

ELEMENTS CARACTERISANT UNE SUBORDINATION JURIDIQUE

Ces principes étant posés, la Cour de cassation analyse la relation en cause comme un contrat de travail, sur la base des indices suivants :

  • le chauffeur participait à un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la plateforme Uber. Ce service n’existerait que grâce à cette plateforme, et son utilisation ne permettrait pas au chauffeur de constituer une clientèle propre, ni de fixer librement ses tarifs ou les conditions d’exercice de sa prestation de transport. Les tarifs seraient fixés par Uber par un mécanisme prédictif basé sur un itinéraire sur lequel le chauffeur n’aurait pas de prise et la destination finale de la course ne serait parfois pas connue du chauffeur. Il ne pourrait donc réellement choisir librement, comme le ferait un chauffeur indépendant, la course qui lui convient ou non ;
  • Uber avait la faculté de déconnecter temporairement le chauffeur de son application à partir de trois refus de courses et le chauffeur pouvait perdre l’accès à son compte en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques ».

Au travers de cette décision et de la communication inédite par son ampleur effectuée par la chambre sociale (publicité, communiqué de presse, note d’analyse, traductions en anglais et en espagnol), la Cour souhaite expliquer que sa position est conforme à sa jurisprudence habituelle. Les règles applicables aux travailleurs indépendants des plateformes digitales ne sont pas différentes de celles applicables aux autres prestataires de services ou partenaires d’affaires.

UNE POSITION CRITIQUABLE

Au-delà de ce raisonnement, on peut toutefois regretter que la chambre sociale adopte, afin de justifier la requalification en contrat de travail de la relation commerciale entre le chauffeur et Uber, une vision extensive de la subordination juridique :

Elle ignore la liberté dont bénéficient les travailleurs indépendants des plateformes digitales

  • l’appréciation portée par la chambre sociale sur l’activité d’Uber semble être très éloignée de la réalité de celle-ci. Cette activité nouvelle et en forte croissance de mise en relation digitale a pourtant été reconnue par le législateur qui a adopté plusieurs dispositifs qui lui sont spécifiques ; 
  • elle retient comme indices de la subordination juridique des éléments caractéristiques et indispensables au fonctionnement même des plateformes digitales, et rendus nécessaires pour mener à bien leur activité de mise en relation (et qui ne visent pas à contrôler l’activité des chauffeurs, mais à permettre la mise en relation et l’exécution du service) ;
  • elle refuse délibérément de tenir compte des indices écartant le salariat. Elle ignore notamment la liberté dont bénéficient les travailleurs indépendants des plateformes digitales, incompatible avec le statut de salarié (quel salarié décide quand et pendant combien de temps il veut travailler ? quel salarié peut travailler avec des entreprises concurrentes de manière simultanée ? quel salarié peut refuser un travail ?) ;
  • selon la chambre sociale, un travailleur indépendant est une personne ayant « la possibilité de se constituer sa propre clientèle, la liberté de fixer ses tarifs et la liberté de définir les conditions d’exécution de sa prestation de service ». Cette définition est manifestement restrictive et entre en contradiction avec la définition des travailleurs indépendants des plateformes digitales fixée par le législateur dans la loi du 8 août 2016 (articles L. 7341-1 à L. 7341-6 dans le code du travail) selon laquelle « la plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix ».

Plus encore, afin de justifier cette requalification, elle écarte délibérément les règles du droit commercial qui prévoient pourtant que le donneur d’ordre dispose d’un pouvoir de contrôle et même de sanction (par nature limité à la bonne réalisation de la prestation commerciale et ne pouvant correspondre à une situation de subordination juridique permanente).

La Cour de cassation justifie cette requalification sévère en salariat par ce qu’elle considère être des garanties insuffisantes accordées aux travailleurs indépendants des plateformes digitales par les lois travail de 2016 et Mobilités de 2019.

La décision de la chambre sociale engendre une situation d’insécurité juridique pour de nombreuses plateformes digitales de mise en relation.

UNE APPRECIATION AU CAS PAR CAS

Est-ce à dire que tous les travailleurs indépendants des plateformes digitales ou même d’Uber sont des salariés ? La réponse est assurément négative. En effet, l’appréciation est nécessairement faite par le juge au cas par cas, au regard de la situation dans laquelle était concrètement placé le travailleur indépendant à titre individuel vis-à-vis de la plateforme.

Il appartiendra aux juges du fond de clarifier la situation, en analysant les dossiers qui leurs sont soumis au cas par cas, et en retenant à l’appui de leur raisonnement des éléments objectifs et tenant compte des spécificités des plateformes de mise en relation ainsi que des indices en faveur de l’indépendance des travailleurs qui y participent.

Le droit régissant les relations entre les plateformes de mise en relation et les travailleurs indépendants n’est donc pas figé mais uniquement en cours de construction. La Ministre du travail a d’ailleurs annoncé au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation la création d’une mission visant à inventer de nouvelles règles permettant de favoriser la liberté et la protection des travailleurs indépendants et rappelant que la grande majorité d’entre eux souhaite rester indépendants.

Affaire à suivre…