Contentieux

Le travail titanesque de « collecte » des millions de décisions de justice rendues chaque année en France va bon train. Les arrêts de la Cour de cassation ont été numérisés en premier puis viennent ensuite ceux des différentes Cours d’appel avant que ne soient concernés les jugements rendus par le premier degré de juridiction. Les éditeurs de documentation juridique et les « legaltechs » ont pris une longueur d’avance en la matière sur les autorités judiciaires, lesquelles tardent effectivement à mettre gratuitement à la disposition du public, sous forme électronique, les arrêts de Cour d’appel notamment.

Cette démarche, pour les entreprises privées, s’est trouvée être d’autant plus facilitée que la loi pour une république numérique du 7 octobre 2016 a posé le principe selon lequel les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont consultables par tous, même par des tiers aux parties concernées (article L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire). Il a alors été constaté un afflux massif de demandes de délivrance de décisions de justice aux greffes, ce qui a contraint le Législateur à intervenir à nouveau pour y « mettre un terme ».

Dans le cadre de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice qui a été promulguée ce 23 mars 2019, il a effectivement été ajouté un nouvel article au code de l’organisation judiciaire afin de permettre désormais aux greffes de refuser les demandes abusives de transmission de décisions par des tiers, « en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ».

Les apports de la justice prédictive

Mais le véritable apport de cette loi est ailleurs : elle vise surtout, entre autres, à réglementer l’utilisation qui est faite de ce Big data. Car, si toutes ces décisions de justice sont numérisées par millions, c’est d’abord et avant tout pour alimenter des banques de données à partir desquelles il pourra être tiré d’innombrables enseignements permettant « d’anticiper » l’issue de litiges en cours.

C’est ce que l’on nomme déjà la « justice prédictive ». Ce traitement réalisé à l’aide d’algorithmes puissants permet en premier lieu de calculer les chances de succès d’une problématique donnée. Par exemple, si 70 décisions de Cours d’appel ont été rendues en matière de licenciement suite à des absences médicales longues ou répétées et que seules 12 d’entre elles ont conclu au fait que la rupture était justifiée, le pourcentage d’obtenir gain de cause pour un salarié en cas de contestation représentera alors 83 %.

L’analyse de ces décisions peut ensuite être « affinée » en déterminant quelle a été la condamnation moyenne, tout en prenant en compte de multiples critères tels que le salaire, l’ancienneté, l’âge, le nombre de salariés dans l’entreprise, la nature du contrat de travail, etc. Progressivement, l’intelligence artificielle permet aussi de mettre en évidence les arguments qui porteraient le plus devant les juridictions et qu’il convient donc de développer pour maximiser ses chances de gagner son procès. Il ne s’agit ici que de premières projections qui s’avèreront avec le temps bien plus vastes et plus pertinentes.

Quid des données d’identité des magistrats ?

Pour autant, celles-ci suscitent déjà des craintes sérieuses, notamment quand elles ont trait à la qualité même des magistrats. La tendance est justement aujourd’hui de comparer les juridictions entre elles, voire les magistrats (nommément et individuellement désignés) entre eux pour déterminer laquelle / lequel sera statistiquement censé(e) être la / le plus « favorable » à une cause en fonction des décisions prises précédemment sur un même sujet. Au-delà du discrédit qu’un tel « catalogage » porte sur l’impartialité de la Justice dans son ensemble, il risque surtout d’influencer les magistrats qui y auront été mis à l’index.

La tendance est aujourd’hui de comparer les juridictions entre elles, voire les magistrats (nommément et individuellement désignés) entre eux 

C’est précisément pour éviter cet écueil que la loi du 23 mars 2019 a prévu d’interdire expressément cette pratique : « Les données d’identité des magistrats et des membres du greffe ne peuvent faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées. » La violation de cette interdiction constitue une infraction pénale punie principalement de cinq ans d’emprisonnement et de 300.000 € d’amende.

Cette intervention du Législateur suffira-t-elle à empêcher les dérives de la révolution judiciaire qui s’annonce ? Il faut l’espérer…

Article initialement paru dans Les Petites Affiches des Alpes-Maritimes du 10 au 16 mai 2019