Pour relever les défis liés aux transformations organisationnelles et managériales, CAPSTAN Avocats enrichit son approche avec la vision de Kévin BOUCHAREB, ancien directeur mondial « Futur du travail » et stratégie RH.
Cette collaboration vise à combiner notre maîtrise du droit social avec des perspectives novatrices pour répondre aux nouveaux enjeux sociaux, technologiques et générationnels.
L’Intelligence Artificielle, une rupture anthropologique majeure
L’Intelligence Artificielle n’en finit plus de faire couler de l’encre ! Pas une semaine ne passe sans qu’un article intimidant ne soit publié, augurant d’un futur où l’IA aura remplacé la majorité d’entre nous et où le chômage et la bêtise seront notre pain quotidien. Et pas une semaine ne passe non plus sans qu’un auteur techno-béat nous explique comment l’IA va nous détourner des activités avilissantes pour nous permettre d’accéder à de nouveaux sommets d’humanité !
Quelle que soit notre vision du sujet, il est assez légitime que cette technologie fasse autant parler. Il s’agit pour moi d’une rupture anthropologique majeure puisqu’elle a le potentiel de profondément modifier notre rapport à la réalité. De la même façon que la voiture a ouvert les portes du monde au commun des mortels, ou qu’Internet a révolutionné notre accès au savoir et nos possibilités de communication, l’Intelligence Artificielle, par ses capacités de recherche, d’analyse, de production, d’automatisation, et même de prédiction, est en train de bouleverser de nombreux paramètres établis de la vie humaine.
Pour ne prendre qu’un exemple – édifiant ! -, l’Intelligence Artificielle générative a déjà durablement transformé le monde de l’éducation. Quel intérêt un professeur a-t-il aujourd’hui à donner un devoir maison à ses élèves ? Des exercices de mathématiques ? Ils sont résolus immédiatement. Une fiche de lecture sur un ouvrage ? Rédigée en quelques secondes ! Une dissertation ? L’IA vous la rédige, et si vous êtes un peu fins, vous pouvez même lui demander de rendre son style crédible pour un lycéen afin de limiter les risques de vous faire prendre ! Un vrai casse-tête pour les professeurs, qui doivent complètement réinventer leur pédagogie et les modèles d’acquisition des connaissances.
L’IA est en train de transformer radicalement le travail et l’emploi
Lorsque l’on analyse les conséquences de l’arrivée d’une telle technologie dans le monde du travail, le choc est évidemment de dimension tellurique ! En tant que professionnel RH, la première question que l’on me pose relative à l’IA est une question purement existentielle : « mon métier, va-t-il disparaître ? ». Les experts ne sont évidemment pas tous d’accord sur la manière de répondre à cette question, mais tout le monde s’accorde pour dire que, comme avec l’arrivée d’Internet dans nos vies, certains métiers vont disparaître, d’autres vont être créés, et une grande majorité va être transformée ou augmentée par de l’IA.
J’ai, cela dit, l’impression que cette fois-ci, les analystes ont une certaine tendance à minorer l’impact que l’IA est en train d’avoir sur l’emploi et sur le travail.
La promesse du progrès technologique a toujours été de nous détourner des tâches pénibles ou à faible valeur ajoutée pour nous permettre de nous focaliser sur les activités créatives ou complexes. Or, pour la première fois, avec l’IA générative, la technologie vient directement empiéter sur le terrain créatif et sensible. Les artistes, créateurs de contenus, rédacteurs ou écrivains publics sont en effet parmi les plus directement touchés par l’IA Générative, puisqu’elle est capable de produire des contenus de très bonne facture (et progresse de jour en jour) ! Je suis moi-même fasciné par la qualité du résultat que j’obtiens lorsque je demande à une IA de produire un récit, une image ou une vidéo !
Plus surprenant, les développeurs, qui sont donc juges et parties de cette transition technologique, font partie des métiers les plus menacés par l’IA générative puisque cette dernière est capable de coder, de résoudre des problèmes complexes, et même d’apprendre de ses erreurs !
Si on regarde le potentiel d’automatisation et d’auto-régulation de l’IA dans sa globalité, et que l’on connecte ces IA aux progrès rapides observés dans le domaine de la robotique, des métiers aussi variés que les chauffeurs ou conducteurs de véhicules, les caissiers, les comptables, ou en encore les employés de banque sont directement menacés : véhicules autonomes, caisses automatiques, contrôle et édition automatique des bilans comptables ou encore assistant bancaire virtuel sont autant de réalités que l’on voit déjà, et qui ont vocation à s’accentuer dans les années à venir. On peut même fantasmer sur les usines autonomes ou les chantiers pilotés à distance, qui ne sont plus du registre de la science-fiction !
La plupart des métiers restants, s’ils ne sont pas directement substituables par de l’IA, ont dans leur grande majorité un certain potentiel de transformation ou d’augmentation par de l’IA : support à la recherche ou à l’analyse, aide à la décision, délégation de tâches administratives ou communicationnelle, aide à l’organisation etc. Il est donc important de ne pas sous-estimer le potentiel résolument transformatif de l’IA.
Pour autant, il ne faut pas non plus oublier que l’IA Générative, pour fonctionner, s’appuie sur des bases de données sources. Et c’est là que le bât blesse ! Si les applications grand public comme ChatGPT ou Dall-E fonctionnent sur la base de sources publiques, accessibles via Internet (avec toutes les problématiques éthiques que cela suppose…), ce n’est pas nécessairement le cas des technologies d’IA qui peuvent être utilisées en entreprise. De nombreux dirigeants rêvent en effet de pouvoir utiliser de l’IA pour mieux piloter la masse salariale, mieux analyser les flux financiers ou rationaliser les organisations. Mais il faudrait pour cela que les données d’entrée (qu’elles soient humaines, organisationnelles ou financières) sont harmonisées et justes… Ce qui n’est, pour ainsi dire, jamais le cas ! L’IA ne donnera son plein potentiel en entreprise que lorsque cette dernière aura achevé sa transformation digitale. Un travail de longue haleine, qui peut nous donner un répit salvateur pour tenter de réfléchir à comment intégrer harmonieusement et éthiquement ces nouvelles technologies dans nos quotidiens.
Et les RH dans tout ça ?
L’Intelligence Artificielle, et a fortiori l’Intelligence Artificielle Générative, a évidemment un gros impact de transformation pour nos processus RH. La fonction est d’ailleurs dans une position ambivalente face à cette technologie, puisqu’elle doit assurer sa propre transformation, tout en accompagnant la transformation de l’entreprise (et notamment la formation des collaborateurs). En allant plus loin, en étant garante du contrat social de l’entreprise, la fonction RH doit animer la controverse éthique liée à l’IA, puisque son intégration dans le quotidien de travail, et les choix éthiques qui en découlent, peuvent avoir des conséquences très importantes sur la culture et les valeurs de l’entreprise !
Passons en revue quelques processus RH pour se rendre compte du potentiel d’utilisation de l’IA dans nos métiers.
Le recrutement : s’il est un domaine des RH qui explore – et depuis longtemps ! – les possibilités d’automatisation et d’analyse offertes par de l’IA, c’est bien le recrutement. Inutile, donc, de revenir sur les logiques de filtres et de mots clés qui façonnent les étapes de sourcing des CV, c’est-à-dire les premières étapes du processus de recrutement. Face à un volume de candidatures pouvant aller jusqu’à plusieurs dizaines de milliers, on comprend bien l’intérêt de l’utilisation de ce type de technologies pour trier les CV. C’est pourtant le domaine des RH qui va sans doute voir son recours à l’IA diminuer (ou du moins se concentrer) dans les années à venir. Face à une guerre des talents qui s’accentue, à un volume de candidatures qui tend à diminuer dans de très nombreux métiers, et plus généralement à une volonté de recruter des « potentiels » plutôt que des « compétences », on commence à voir le métier du recrutement se réhumaniser, dans un contexte de défiance majeure porté notamment par la Gen Z, pour qui l’expérience candidat est devenu un point de contact très important avec l’entreprise. Le recrutement devient multi-canal, et le but est justement d’essayer de contourner le processus standardisateur et déshumanisant de la « moulinette de l’IA triant les profils sur la base de mots clés », pour au contraire créer une opportunité de contact humain qui sera le terreau fertile d’un recrutement réussi
La formation : ce domaine est évidemment très fortement marqué par l’arrivée de l’IA Générative, puisque l’on peut désormais créer du contenu de formation de bonne facture très rapidement. Cela donne du poids aux stratégies de formation interne, qui prennent appui sur des sachants pour construire, diffuser et animer les actions de formation, plutôt que de passer par des prestataires ou des contenus externes. Fait amusant, j’ai moi-même contribué à construire, dans une vie passée, un support de formation à l’IA… Grace à de l’IA… Dont le but était de montrer quels prompts étaient utilisés pour produire le contenu, et comment l’améliorer. Une forme de mise en abîme très « méta » de l’IA ! L’IA peut également aider les gestionnaires RH à mieux analyser les besoins de formation et à la comparer avec l’existant, pour mieux flécher les budgets vers ce qui compte, ou encore à analyser les retours et les statistiques de participation, pour faire évoluer l’offre en temps réel.
La gestion des carrières : L’Intelligence Artificielle peut être un extraordinaire outil d’aide à la gestion des carrières, grâce à ses systèmes de recommandations. Face au profil d’un collaborateur, à ses compétences actuelles, et à ses souhaits d’évolutions, l’IA peut lui proposer directement des postes ouverts auxquels il peut postuler, ou lui donner à voir les pistes d’évolution potentielle et comment y accéder. Mieux, si la gestion des carrières est connectée à la gestion des compétences et de la formation, on peut créer un écosystème au sein duquel le collaborateur peut se rendre complètement acteur de sa carrière. Au sein d’une plateforme où tous les postes ouverts sont accessibles, et où chacun de ces postes explicite quelles compétences sont nécessaires pour postuler, l’IA peut recommander au collaborateur des postes auxquels il est éligible, mais également des postes qui pourraient l’intéresser mais sur lequel il ne dispose pas encore de toutes les compétences. Ainsi, il peut s’inscrire à des formations lui permettant d’acquérir les compétences manquantes, et devenir ensuite éligible à la candidature. Un vrai moyen de donner un futur aux collaborateurs, et de flécher les budgets de formation vers ce qui compte !
La gestion administrative : Malgré l’existence de plateformes déjà très intéressantes comme des portails RH, la gestion administrative reste encore une activité chronophage dans la plupart des entreprises. L’IA est en train de pousser beaucoup plus loin le potentiel d’automatisation de ce domaine, au moyen de Chatbots par exemple qui sont capables de répondre aux questions les plus fréquentes des collaborateurs, ou encore de technologies d’IA génératives qui sont capables de produire des documents administratifs à la demande. Par ailleurs, les capacités d’analyse de l’IA s’avèrent précieuses pour détecter des incohérences administratives potentielles, des écarts de paie, des retards, ou aider à la vérification documentaire.
La mesure et la gestion de l’engagement : Reposant le plus souvent sur « l’intuition et la perception empirique des managers », l’engagement, la motivation et la vitalité des collaborateurs peuvent désormais être pilotés de manière plus objective et scientifique grâce à de nombreux indicateurs. Si cela n’est pas nouveau (des départements de « data RH » s’étant créés il y a déjà plus de 20 ans !), l’IA vient donner un coup de boost redoutable à ces activités, grâce à ses capacités d’analyse de gros volumes de données, vous permettant par exemple d’extraire les grandes tendances (et les points d’attention) des verbatims issus de votre enquête d’engagement annuelle, ou encore d’identifier des corrélations entre différents indicateurs (absentéisme, taux d’engagement, télétravail etc.). Une vraie révolution pour pouvoir mieux cibler les initiatives qui auront un impact réel sur la vie des collaborateurs.
On pourrait citer bien d’autres cas d’usage de l’IA pour les RH, mais au travers de ces derniers, on se rend déjà compte du boulevard que l’on a en face de nous pour transformer le métier. Il faut en revanche raison garder : certaines technologies d’IA existent, mais ne me paraissent ni utiles, ni souhaitables ! Je pense notamment à ces outils permettant d’analyser le langage non verbal d’un candidat lors d’un entretien et d’en déduire une personnalité ou une performance future, ou encore ces outils qui analysent l’activité numérique d’un collaborateur et le temps passé en réunion pour en déduire une performance potentielle. Notre responsabilité est de mettre de l’IA là où cela peut produire de la valeur sociale et économique, et non pas en détruire…
P.S. Article rédigé sans l’aide d’une IA !
L’œil de l’avocat – Discussion entre Kévin Bouchareb et Stéphanie Poussou, Avocat – Of Counsel, Paris
KB : Quels sont finalement les principaux enjeux partagés par vos clients ?
SP : Toutes les entreprises ne se situent pas au même niveau de maturité dans le déploiement de l’IA. Certaines ont déjà amorcé un virage stratégique en intégrant ces technologies dans leur fonctionnement, tandis que d’autres en sont encore à une phase exploratoire.
Ce qui est certain, c’est que l’IA s’impose comme un sujet incontournable que les entreprises doivent appréhender avec méthode. Plusieurs enjeux majeurs se dessinent :
- Accompagner et encadrer l’usage de l’IA par les salariés : La démocratisation des outils d’IA, notamment générative, soulève des questions cruciales en matière de protection des données, de confidentialité et d’éthique. Sensibiliser les collaborateurs aux bonnes pratiques et mettre en place un cadre de gouvernance devient essentiel.
- Intégrer l’IA au dialogue social et à la régulation interne : L’introduction d’outils basés sur l’IA peut impacter les conditions de travail, les processus de décision et la structuration des métiers. Elle devient ainsi un sujet de négociation collective, notamment dans le cadre des accords de Gestion des Emplois et des Parcours Professionnels (GEPP).
- Certaines décisions judiciaires récentes montrent que l’IA s’invite de plus en plus dans les entreprises ; il convient d’anticiper ces enjeux juridiques.
- Adapter les modèles économiques et les compétences : Plus qu’une simple automatisation, l’IA transforme en profondeur certains métiers. Les entreprises doivent repenser l’organisation du travail, identifier les compétences clés de demain et accompagner la montée en compétence des équipes.
KB : Observe-t-on un bouleversement des entreprises ?
SP : À ce jour, nous n’observons pas de révolution généralisée dans le fonctionnement des entreprises, si ce n’est dans certains secteurs à forte intensité cognitive et créative (édition, production de contenus, recherche, etc.).
Plutôt qu’un remplacement brutal des emplois, les entreprises s’attachent avant tout à redéfinir les contours des métiers et à adapter leurs organisations. La transformation s’effectue de manière progressive, par l’intégration d’outils d’IA qui optimisent certaines tâches sans pour autant engendrer des restructurations massives ou des plans sociaux.
L’enjeu principal réside donc dans la capacité des entreprises à structurer cette transition technologique tout en préservant un équilibre entre innovation, régulation et accompagnement des collaborateurs.
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