[*] Kévin Bouchareb est spécialiste du Futur du travail et collabore avec Capstan Avocats sur les questions de stratégie et prospective RH
La France fait l’objet d’un paradoxe pour le moins curieux : on compte environ 500 000 emplois vacants [1] (hors secteur public, qui fait lui aussi l’objet de tensions importantes mais non chiffrées à l’heure actuelle) et 32% des entreprises tous secteurs confondus déclarent avoir des difficultés de recrutement [2], alors que dans le même temps, près de 40% des moins de 30 ans à la recherche de leur premier emploi déclarent des difficultés d’insertion [3], et que le taux d’emploi des seniors (plus de 55 ans) n’atteint que de 61,7% [4] contre 67% en moyenne en Europe, et 76,4% en Allemagne !
Cette situation doit d’abord nous interroger sur l’inadéquation qui existe entre les besoins des entreprises d’un côté, et notre système d’orientation et de formation de l’autre, qui ne semble pas être mesure d’orienter (ou de réorienter) convenablement les étudiants, les chômeurs et les actifs en reconversion vers des métiers en tension ou des filières porteuses. Mais ces chiffres illustrent également un rapport particulier à l’âge dans le monde du travail : les entreprises semblent éprouver du mal à donner leur chance aux jeunes, même diplômés, mais également aux seniors, qu’elles perçoivent souvent comme trop chers, moins adaptables ou moins à l’aise avec les technologies. C’est d’autant plus regrettable que ces catégories de travailleurs pourraient constituer des viviers de candidats très intéressants pour pallier les tensions sur le marché de l’emploi, à condition de mettre en œuvre les bonnes pratiques pour assurer leur intégration et leur formation au sein de l’entreprise.
Débuts de carrière : après la faillite de l’orientation, celle de l’insertion
Lorsque l’on cherche Ă analyser les causes des difficultĂ©s d’insertion professionnelle des jeunes, la plus Ă©vidente est Ă chercher du cĂ´tĂ© de l’orientation professionnelle. Le rapport de l’IGÉSR (Inspection gĂ©nĂ©rale de l’Ă©ducation, du sport et de la recherche) de 2020 met en lumière une organisation de l’orientation particulièrement inefficace et dĂ©connectĂ©e des attentes du monde du travail, ainsi qu’un accès insuffisant Ă des informations de bonne qualitĂ© sur les rĂ©alitĂ©s et perspectives des diffĂ©rents secteurs d’activitĂ©s, tant pour les parents que pour les Ă©tudiants. Ceci conduit ces derniers Ă s’orienter vers des filières perçues comme « gĂ©nĂ©ralistes », telles que les sciences de gestion ou le marketing, dans l’espoir d’optimiser leurs chances d’obtenir un emploi. C’est pourtant l’exact inverse qui se produit, puisque le marchĂ© de l’emploi regorge aujourd’hui de profils très gĂ©nĂ©ralistes issus de ces Ă©coles de commerce, alors qu’il manque dĂ©sespĂ©rĂ©ment de profils plus spĂ©cialisĂ©s dans les domaines de l’industrie, du BTP ou encore de la santĂ©, qui offrent pourtant de bonnes conditions de rĂ©munĂ©ration et de belles perspectives de carrière.
Autre paradoxe : alors que tant d’entreprises font état de difficultés réelles de recrutement, une écrasante majorité de jeunes candidats sont le sentiment que les entreprises ne considèrent pas leur candidature. Une étude Indeed de juin 2025 souligne que 79% d’entre eux estiment que leur candidature tombe dans le vide. L’opacité des processus de recrutement, et la quête du candidat parfait par les recruteurs (83% d’entre eux déclarant rechercher le « profil idéal » plutôt que quelqu’un qui pourrait « faire l’affaire », malgré le contexte actuel) complexifie de fait l’intégration des jeunes diplômés dans le monde du travail. Le risque pourrait pourtant être limité en investissant dans des processus de formation internes plus robustes (notamment via les « universités d’entreprise »), qui permettraient de modérer les attentes lors du recrutement et de former plus directement les nouveaux arrivants de manière efficace et ciblée aux spécificités du métier.
Enfin, mĂŞme lorsqu’ils dĂ©crochent un emploi, de nombreux jeunes diplĂ´mĂ©s expriment une insatisfaction vis-Ă -vis de leurs conditions de travail. Une Ă©tude de l’Institut Montaigne rĂ©vèle que près de 30% des jeunes ne sont pas satisfaits de leur premier emploi [5]. Cette dĂ©sillusion est accentuĂ©e par des conditions de travail jugĂ©es peu attrayantes, avec des postes perçus comme dĂ©nuĂ©s de sens ou offrant peu de perspectives d’Ă©volution, et des conditions de rĂ©munĂ©ration en dĂ©but de carrière qui ne permettent plus de vivre convenablement (y compris pour des profils fortement diplĂ´mĂ©s) [6].
Des efforts importants doivent donc être entrepris pour réconcilier les jeunes avec le monde du travail. Tout d’abord il convient d’opérer une refondation complète de l’orientation, qui doit être bien davantage connectée aux besoins des entreprises (même si les efforts faits en matière d’apprentissage ces 20 dernières années ont permis certains progrès), et qui doit faire la part belle aux métiers « de la main et du cœur », en recréant par exemple des filières d’excellence dans ces domaines et en communiquant de manière régulière, transparente et moderne auprès des étudiants et des parents. Doit également être menée une réflexion sur les processus de recrutement, d’intégration et d’accompagnement des jeunes diplômés dans le monde du travail : des conditions et des processus de recrutement moins opaques, des rémunérations transparentes, progressives et motivantes, des conditions de travail flexibles, une capacité d’impact au quotidien ainsi que des parcours de carrière et de formation clairs seront essentiels pour faire des jeunes les forces vives d’un marché du travail qui en a cruellement besoin.
Séniors : quand l’expérience devient un fardeau
De l’autre côté du spectre de l’âge, se pose l’épineuse question de la gestion des fins de carrière. Les débats récents sur le recul de l’âge de départ à la retraite et sur le financement de notre modèle social ont redonné de l’actualité à ce sujet, révélant également des faiblesses structurelles sur lesquelles il est important de se pencher.
Le taux d’activité des séniors (salariés âgés de plus de 55 ans) en France n’est que de 61,7 %, contre 67 % dans l’Union européenne et 76,4 % en Allemagne [7]. La faiblesse de ce taux affecte grandement sur nos équilibres sociaux, puisque c’est autant de cotisations qui font défaut pour financer notre modèle social. Parmi les raisons qui expliquent cet état de fait, figurent évidemment l’usure professionnelles et les problèmes de santé, avec notamment plus de la moitié des salariés seniors qui souffrent de troubles musculosquelettiques. Plus d’un salarié sur cinq de plus de 50 ans est déjà en situation d’usure professionnelle [8]. Si des progrès importants ont été faits ces 15 dernières années en matière de prévention des risques et d’ergonomie, ces derniers doivent être amplifiés, et surtout accompagnés d’adaptations des conditions de travail.
Par ailleurs, les préjugés ont la vie dure ! Même s’ils ne le disent pas toujours à haute voix, nombre de recruteurs et de managers ont le sentiment qu’un senior sera moins flexible, moins productif ou moins à l’aise avec la technologie… alors qu’il en est parfois tout autrement ! Certains seniors peuvent être particulièrement technophiles et adorer passer des heures à « cracher du code », là où certains jeunes savent à peine se servir d’Excel… ! Il est donc important de fonder les processus de recrutement sur des faits, afin de favoriser l’égalité des chances et de se donner le droit d’être surpris (en accordant notamment une importance égale à l’expérience, aux compétences, aux savoir-être et au potentiel).
Néanmoins, parmi l’ensemble des freins à l’emploi des seniors, le coût salarial apparait comme le plus déterminant. La verticalisation des carrières et des rémunérations, fondée sur l’augmentation du salaire, du niveau de poste (et du niveau de vie) avec l’ancienneté, constitue de fait une grosse barrière à l’entrée. Et la France semble être particulièrement pénalisée sur ce point si l’on en croit les économistes, qui montrent qu’il existe un écart de rémunération de 17% en moyenne entre un salarié de 55 à 64 ans et un salarié de 25 à 54 ans, contre seulement 6% au sein de l’OCDE… et même -1% au Royaume Uni ! [9]. On peut donc penser qu’il s’agit d’un élément d’explication important dans l’écart qui existe entre la France et ses voisins dans le taux d’activité des seniors.
Des dispositifs innovants doivent être imaginés pour répondre à cette réalité. Si des pistes connues comme l’aménagement du travail existent déjà pour limiter l’impact financier pour l’entreprise ainsi que l’intensité pour le salarié, on peut aller beaucoup plus loin. On peut penser à l’amplification et à la généralisation des dispositifs de compensation financière de la perte de rémunération pour les seniors qui acceptent un poste moins bien payé, ce qui permettrait de répondre à l’aspiration de certains seniors souhaitant réduire leurs responsabilités en fin de carrière. Cela permettrait également d’en faire un vivier de candidats intéressant pour des postes d’expert ou de middle management souvent en tension. L’accompagnement des seniors vers la création d’une activité indépendante, leur permettant de garder une activité partielle en entreprise, complétée par une activité indépendante, mérite également d’être envisagée.
Finalement, juniors et seniors partagent le même sentiment d’être indésirables sur un marché du travail qui fait pourtant l’objet de grandes tensions. En dépassant nos préjugés et en instaurant de nouveaux dispositifs visant à une intégration plus juste, à une formation plus fréquente et plus ciblée, et à une personnalisation accrue, il serait possible à la fois de pourvoir une partie des emplois vacants, et de renforcer le taux d’activité de ces populations. Dans une période de crise de nos équilibres sociaux, chacun comprendra que nous avons tout à y gagner !
[1] https://dares.travail-emploi.gouv.fr/donnees/les-emplois-vacants
[2] https://www.banque-france.fr/system/files/2024-12/EMC_decembre-2024.pdf
[3] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5893177
[4] https://www.insee.fr/fr/statistiques/7767123?sommaire=7767424
[5] https://www.hellowork.com/fr-fr/medias/jeunes-travail-chiffres.html
[6] « La confession d’un jeune du siècle », Marion Cina, Thomas Simon et Xavier Philippe, pour la revue Management, 2024
[7] https://www.insee.fr/fr/statistiques/7767123?sommaire=7767424
[8] https://www.ciamt.org/blog/maintien-en-emploi-des-seniors-les-bonnes-pratiques-a-adopter/
[9] https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/02/02/reformes-des-retraites-le-tabou-de-la-remuneration-des-seniors_6160245_823448.html
L’œil de l’avocat – Discussion entre Kévin Bouchareb et Arnaud Teissier, Avocat associé, Paris
KB : Ce sont les salariés les plus jeunes et les plus âgés qui éprouvent le plus de difficulté à trouver un emploi. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
AT : L’existence de difficultĂ©s persistantes pour les jeunes Ă entrer sur le marchĂ© du travail et, pour les plus âgĂ©s, Ă y rester ne peut qu’interpeller. Cette situation est d’autant plus prĂ©occupante qu’on recense en France un vivier considĂ©rable de postes « ouverts ». Dans le seul secteur privĂ©, la Dares dĂ©nombre – au 1er trimestre de cette annĂ©e – près de 500.000 emplois disponibles, soit un taux d’emplois vacants de presque 2,5 %. Il y a donc lĂ une Ă©quation alarmante et paradoxale.
Mais, on ne peut pas, on ne peut plus se limiter à faire des constats. Année après année, les statistiques confirment cet état de fait. D’un côté, les entreprises se plaignent de ne pas parvenir à pourvoir les postes dont elles ont besoin pour développer leurs activités ; donc développer notre économie et notre richesse nationale. De l’autre, certaines catégories de salariés, et plus particulièrement les jeunes et les expérimentés, se plaignent des difficultés à convaincre les entreprises de les recruter. La situation est connue. Pourtant, aucune piste sérieuse n’a jamais été véritablement explorée ; aucune solution efficace n’a jamais été véritablement proposée. En réalité, il n’y a jamais eu une réflexion d’ensemble. Les sujets, lorsqu’ils sont pris en compte, le sont toujours de manière cloisonnée. Et, surtout, l’un après l’autre… ou, l’un à côté de l’autre… sans cohérence d’ensemble.
KB : Pouvez-vous illustrer votre propos ?
AT : Pour l’emploi des jeunes et celui des seniors, on se satisfait souvent d’effets d’annonce. Qu’on détricote souvent aussi vite qu’on les a adoptés. Prenons l’exemple des jeunes. Le choix a été fait de « doper » l’apprentissage. C’est effectivement un excellent tremplin pour l’accès au monde du travail ; qui se transforme bien souvent en emploi pérenne au-delà de la période de formation. Comme souvent, le régime d’aides associées au dispositif a contribué à promouvoir l’efficacité de l’apprentissage. La décision de baisser les aides au début de cette année a immédiatement entraîné une diminution du nombre de contrats signés ; donc fermé les portes de l’accès à l’emploi pour un nombre croissant de jeunes. Le coût du dispositif imposait sans aucun doute une réflexion sur son maintien. Mais on ne peut pas supprimer un tel dispositif sans proposer de solutions palliatives permettant de favoriser l’accès au travail des plus jeunes.
Pour les plus anciens, alors qu’est actuellement débattu le projet de loi visant à favoriser l’emploi des salariés expérimentés, la Cour des comptes, dans le même temps, dénonce le coût du dispositif emploi-retraite et préconise d’en réduire la portée, alors même que cet outil est très souvent mis en avant comme un instrument efficace au service de l’emploi des salariés en fin de carrière. La Cour des comptes est dans son rôle en évaluant les coûts. Il est toutefois regrettable que, dans le débat en cours, aucune solution innovante n’ait été proposée comme alternative.
KB : Que faut-il faire selon vous ?
AT : Avant de savoir ce qu’il faut faire, je pense essentiel de s’entendre sur ce qu’il ne faut pas, ce qu’il ne faut plus faire. Lorsque la question de l’accès Ă l’emploi des jeunes et des seniors est envisagĂ©e, elle l’est presque toujours sur la base d’une approche stĂ©rĂ©otypĂ©e. Par exemple, il y a un paradoxe Ă affirmer la volontĂ© de lutter contre les stĂ©rĂ©otypes liĂ©s Ă l’âge et d’envisager le travail des salariĂ©s avançant en âge – qu’on les appelle seniors ou, dĂ©sormais, travailleurs expĂ©rimentĂ©s – trop souvent Ă travers des mesures d’accompagnement Ă la gestion des fins de carrière. De la mĂŞme façon, pour favoriser l’emploi des jeunes et le maintien en emploi des seniors, il ne suffit pas de mettre en place des outils intergĂ©nĂ©rationnels. La majoritĂ© des salariĂ©s concernĂ©s n’en veulent pas vraiment. Au surplus, cela contribue Ă installer les uns et les autres dans des stĂ©rĂ©otypes dont on prĂ©tend pourtant vouloir sortir !
Déterminer ce qu’il faut faire impose de repenser en profondeur la manière d’aborder les choses. On a trop tendance à envisager la carrière professionnelle par séquences, en fonction de stéréotypes attachés aux générations, notamment. Il faut sortir des représentations liées à l’âge et imaginer des dispositifs qui permettent à chacun de réfléchir à son propre parcours et à son évolution. Cela vaut autant pour les seniors que pour les plus jeunes ! Chaque individu à des aspirations propres qui ne sont pas nécessairement les mêmes que les salariés de sa classe d’âge et qui peuvent évoluer tout au long de sa vie. Il faut envisager une autre méthode que celles qui ont été déployées jusqu’à présent. Il faut envisager le parcours professionnel de manière beaucoup plus individualisée et rendre chaque salarié davantage acteur de son évolution. Les carrières professionnelles sont – et seront – de moins en moins linéaires. L’allongement de la vie professionnelle et les évolutions sociétales ne peuvent que renforcer ce phénomène dans les années à venir.
Il faut donc inciter davantage chaque salariĂ©, dès son entrĂ©e dans la vie professionnelle, Ă s’intĂ©resser Ă son Ă©volution Ă court, moyen et long terme. Puis se rĂ©interroger rĂ©gulièrement. Un changement de vie, une reconversion, … doivent s’anticiper. Pour les rendre possibles, il faut en avoir imaginĂ© la possibilitĂ©. Les branches professionnelles, les entreprises doivent doter chaque collectivitĂ© d’outils (bilans de compĂ©tences, coaching carrière, congĂ©s respiration, formations, …) que chaque individu pourra mobiliser, selon ses propres choix, ses propres contraintes. Il n’appartient pas Ă la collectivitĂ© de dĂ©finir les choix de chacun. Cela ne fonctionnera pas ; cela n’a jamais fonctionnĂ©…
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