Pour relever les défis liés aux transformations organisationnelles et managériales, CAPSTAN Avocats enrichit son approche avec la vision de Kévin BOUCHAREB, ancien directeur mondial « Futur du travail » et stratégie RH.

Cette collaboration vise à combiner notre maîtrise du droit social avec des perspectives novatrices pour répondre aux nouveaux enjeux sociaux, technologiques et générationnels.

L’opacité des rémunérations en entreprise a longtemps répondu à un enjeu de discrétion tant pour les employeurs que pour les salariés.  Elle a aussi pu favoriser des pratiques salariales injustes voire discriminantes, reposant parfois plus sur l’intuition ou les compétences de négociation de certains salariés – le plus souvent des hommes -, que sur la rémunération d’un travail, de compétences données ou de la performance d’un collaborateur. C’est ainsi que pour un poste similaire on peut observer dans certaines entreprises des écarts considérables entre certains collaborateurs… !

Afin de mieux factualiser les questions de rémunération et de favoriser l’équité salariale, la question de la transparence salariale s’est progressivement imposée dans le débat public, jusqu’à faire l’objet d’une directive européenne adoptée le 10 mai 2023, visant à imposer la transparence des rémunérations dans tous les États membres d’ici juin 2026.

La transparence salariale : de quoi s’agit-il ?

La transparence salariale consiste à divulguer les informations relatives aux rémunérations au sein d’une organisation. Cela inclut la communication des fourchettes de salaires dans les offres d’emploi, l’interdiction pour les employeurs de solliciter l’historique salarial des candidats, et le droit pour les employés d’accéder aux critères de rémunération ainsi qu’aux niveaux de salaire ventilés par sexe. L’objectif affiché est clair : éradiquer les inégalités et discriminations salariales en les exposant à la lumière du jour.

Un bouleversement culturel pour les entreprises

Pour beaucoup d’entreprises, cette directive va avoir l’effet d’une bombe ! Les organisations seront en effet tenues de publier régulièrement les écarts de rémunération entre les sexes. Si un écart supérieur à 5 % est constaté, une évaluation conjointe avec les représentants du personnel devra être menée. En cas de manquement, des sanctions financières sont prévues.

Au-delà des contraintes réglementaires, c’est une véritable révolution culturelle qui s’impose aux entreprises. La transparence salariale exige une remise en question des pratiques managériales traditionnelles, souvent marquées par une culture du secret. Les employeurs devront désormais justifier objectivement les écarts de rémunération, ce qui pourrait révéler des biais systémiques profondément enracinés.

Vers une égalité réelle ou une standardisation des salaires ?

Les partisans de la transparence salariale avancent que cette mesure favorisera une réduction significative des inégalités. En Espagne, par exemple, l’écart salarial est passé de 18,7 % en 2012 à 8,7 % en 2022, grâce à des politiques incluant la transparence des rémunérations.

Cependant, certains observateurs mettent en garde contre une possible standardisation des salaires, où la transparence pourrait conduire à une uniformisation des rémunérations au détriment de la reconnaissance des performances individuelles. La question se pose : la transparence salariale encouragera-t-elle une véritable équité ou aboutira-t-elle à une moyennisation (sans doute par le bas) des rémunérations ?

Une grande disparité de pratiques en Europe, qui vont se heurter à de fortes résistances

Actuellement, la transparence salariale est loin d’être la norme en Europe. Au Royaume-Uni, plus de 70 % des offres d’emploi affichent le salaire proposé, tandis qu’en France, ce chiffre stagne autour de 50 %. L’Allemagne, quant à elle, ferme la marche avec seulement 20 % des annonces mentionnant une rémunération. On notera par ailleurs que plus le niveau de poste est élevé, moins les entreprises consentent à communiquer sur la rémunération, cette tendance s’observant dans tous les pays d’Europe.

Cette disparité s’explique par des différences culturelles et législatives, mais aussi par une réticence des employeurs à divulguer des informations qu’ils considèrent sensibles. La mise en œuvre de la directive européenne nécessitera donc un changement profond des mentalités et des pratiques, ce qui pourrait se heurter à des résistances tant au niveau managérial que syndical.

Plusieurs obstacles pourraient en effet entraver l’application effective de la transparence salariale. Les employeurs pourraient craindre une remise en cause de leur politique de rémunération, redoutant une inflation salariale ou des revendications accrues de la part des employés (notamment au début, où l’on peut s’attendre à des revendications fortes des salariés constatant un écart entre leur rémunération et celle affichée lors d’un recrutement externe par exemple). Les disparités injustifiées seront alors un facteur de tension évident. Des questions relatives à la vie privée des salariés vont également se poser.

Paradoxalement, du côté des salariés, tous ne sont pas nécessairement favorables à une telle transparence. Certains préfèrent préserver la confidentialité de leur rémunération (notamment les cadres), par souci de discrétion, pour éviter d’éventuelles jalousies, ou tout simplement pour être en mesure de jouer le jeu de la négociation salariale, dont certains sont devenus maîtres en la matière.

Enfin, les syndicats pourraient voir dans cette mesure une menace à leur rôle traditionnel de négociateur des conditions salariales.

Cette avancée doit s’accompagner d’un vrai changement culturel et de véritables politiques de rémunération

La transparence salariale, bien que porteuse d’espoirs pour une plus grande équité, ne saurait être une panacée. Sans une volonté réelle des entreprises de repenser en profondeur leurs politiques de rémunération et d’aborder les inégalités structurelles, cette mesure risque d’exacerber des tensions sans fondamentalement résoudre le cœur du problème. Il est impératif que la transparence s’accompagne d’actions concrètes pour décomplexer le rapport à la rémunération (à commencer par les cadres supérieurs), faire preuve de pédagogie en factualisant les éléments qui conduisent au calcul des rémunérations, et en proposant des outils permettant de comprendre leur évolution dans le temps et en fonction des postes.

Ce changement doit être anticipé par les organisations, tant dans le fait de repenser leurs grilles et leurs politiques de rémunération, que dans le fait d’accompagner les dirigeants et les managers à l’arrivée de cette mesure, qui continuera de faire couler beaucoup d’encre !

L’œil de l’avocat – Discussion entre Kévin Bouchareb et Céline Martinez, Avocat – Of Counsel, Paris

KB : Toutes les entreprises seront-elles concernées dès la transposition de la directive en France ?

CM : La directive vise les entreprises de plus de 100 salariés, mais le législateur français pourrait plutôt utiliser les seuils habituels en la matière et retenir celui de 50 salariés, comme pour l’index de l’égalité professionnelle. Une période de transition est également probable, notamment pour les PME. La loi de transposition est attendue en 2025, mais les entreprises doivent dès à présent anticiper les changements.

KB : L’impact sera-t-il équivalent pour toutes les entreprises ?

CM : Toutes ne seront pas affectées de la même manière. Les grands groupes internationaux, habitués à des politiques de rémunération standardisées via des classifications des postes internes (ex. « hay level »), connaîtront une évolution progressive. Au contraire, d’autres entreprises devront d’abord structurer leurs emplois avant de pouvoir objectiver les différences salariales.

KB : Les classifications conventionnelles existantes seront-elles utiles ?

CM : Oui, mais pas partout. Certaines branches, comme la Métallurgie, ont modernisé leurs classifications en cartographiant les métiers de manière cohérente sur la base de critères objectifs. D’autres, comme la branche Syntec, utilisent des systèmes anciens, où des cadres aux fonctions très différentes partagent la même classification. Ces disparités peuvent fausser les analyses salariales et rendre nécessaire une classification interne plus fine.

KB : La transparence salariale risque-t-elle d’affecter la productivité ?

CM : Oui, elle influencera les comportements. Un salarié qui se sait sous-payé risque d’être moins motivé, tandis qu’un haut potentiel pourrait chercher une entreprise valorisant mieux la performance. Les employeurs devront adapter leurs pratiques pour maintenir leur compétitivité. Il ne faudra toutefois pas oublier de travailler sur la valorisation des compétences relatives à l’intelligence relationnelle et émotionnelle (« soft skills ») qui sont moins faciles à identifier et qui ont pourtant un impact majeur dans l’engagement et la productivité des salariés, et plus généralement dans la culture d’entreprise.

KB : La transparence signifie-t-elle la fin de la confidentialité des salaires ?

CM : Non. La transparence devra respecter le RGPD et la vie privée. Il ne s’agit pas de publier les salaires de chacun, mais d’expliquer objectivement les écarts de rémunération, sans discrimination.

KB : L’intelligence artificielle aura-t-elle un rôle à jouer en la matière ?

CM : L’IA pourrait faciliter l’analyse des différences salariales et automatiser les réponses aux demandes des salariés. Bien entraînée, elle permettrait de comparer les situations et de justifier les traitements différenciés, allégeant ainsi la charge de travail des entreprises.

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