L’intelligence artificielle transforme en profondeur le monde du travail. Elle prend aujourd’hui une place croissante dans les débats, notamment sur son intégration dans les entreprises et l’impact qu’elle aura sur l’emploi.
C’est dans ce contexte que le Tribunal judiciaire (TJ) de Nanterre a ordonné, pour la première fois, la suspension d’un projet de déploiement d’outils d’IA avant le terme de la consultation du CSE (TJ Nanterre, 14 février 2025, n° 24/01457, téléchargeable ci-dessous).
Le TJ ne formule aucune injonction à l’entreprise de consulter son CSE au motif que cette dernière déploie des modules d’IA ; cette question n’étant pas en débat au cas particulier. Il apporte en revanche des précisions sur les prérogatives du juge dans la suspension de projets et les limites des phases « pilotes » préalables.
En définitive, il convient, en la matière, de se référer à la position adoptée par la Cour de cassation qui s’est déjà prononcée explicitement sur le recours à un logiciel d’IA (Watson – IBM). Dans cette affaire, elle a décidé qu’un tribunal de grande instance était fondé à annuler une délibération désignant un expert autour de la mise en place d’un logiciel d’IA dès lors qu’il jugeait que l’existence d’un projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail des salariés n’était pas démontrée (Cass. soc., 12 avr. 2018, nº16-27.866)
Les faits de l’espèce
En l’espèce, la direction de l’entreprise avait annoncé en janvier 2024 le déploiement de 5 nouvelles applications informatiques, dont certaines reposaient sur des fonctionnalités d’intelligence artificielle (IA).
Estimant que la mise en œuvre de ces outils ne nécessitait pas l’avis préalable du CSE, l’employeur avait initialement refusé d’engager la procédure de consultation. En réponse, le CSE avait saisi le juge des référés en juin 2024 pour solliciter l’ouverture d’une consultation, et la suspension temporaire du projet. Le 26 septembre 2024, la Direction avait finalement fait droit à la demande du CSE en engageant cette consultation, qu’elle considérait néanmoins comme étant volontaire.
Le CSE a par la suite engagé une seconde action en justice en saisissant le président du Tribunal, le 19 novembre 2024, dans le cadre d’une procédure accélérée au fond (PAF), afin d’obtenir la transmission de documents complémentaires et la prolongation du délai de consultation.
UltĂ©rieurement, le TJ de Nanterre a Ă©tĂ© amenĂ© Ă statuer sur la suspension du projet de dĂ©ploiement d’applications d’IA, ainsi que sur l’éventuelle atteinte aux prĂ©rogatives de l’instance. Le CSE considĂ©rait en effet que certaines applications avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© partiellement dĂ©ployĂ©es sans qu’il n’ait pu rendre son avis.
Pour s’opposer à cette demande, l’employeur opposait deux arguments :
- La procédure de consultation était achevée, de sorte la suspension du projet ne pouvait plus être ordonnée ;
- Le projet n’avait pas encore été formellement déployé, le déploiement en cours relevant uniquement d’une phase « pilote ».
Le débat ne portait donc pas à proprement parler sur le point de savoir si une obligation de consultation du CSE s’imposait en raison du déploiement de modules d’IA au sein de l’entreprise ; l’employeur s’étant de lui-même soumis à cette procédure.
Suspension du projet possible jusqu’au terme de la procédure accélérée au fond ?
Rappelons que le juge des référés dispose du pouvoir de suspendre les effets d’une mesure mise en œuvre par l’employeur sans consultation préalable du CSE, lorsque celle-ci est obligatoire (Cass. soc., 6 mars 2012, n° 10-30.815). Cette suspension ne peut cependant plus être ordonnée une fois la procédure d’information-consultation achevée ; cette demande devenant alors sans objet. Dans ce cas, l’irrégularité de consultation peut seulement donner lieu à une indemnisation du préjudice subi par le CSE (Cass. soc., 8 nov. 2017, n° 16-15.584).
C’est certainement en se fondant sur cette jurisprudence que l’employeur faisait valoir que la suspension du projet n’était plus envisageable, la consultation du CSE étant close et n’étant, en tout état de cause, pas obligatoire.
Le Tribunal a Ă©cartĂ© ces arguments en considĂ©rant que « lorsque l’employeur initie une procĂ©dure de consultation du comitĂ© social et Ă©conomique, qu’elle soit obligatoire ou non, il ne peut mettre en Ĺ“uvre le projet en cause avant que le comitĂ© n’ait rendu son avis ou que le juge saisi du contentieux de la communication de documents complĂ©mentaires n’ait statuĂ©. »
Le Tribunal souligne ainsi que la suspension de la mise en œuvre du projet peut être ordonnée, que la consultation du CSE soit obligatoire ou non. En clair, dès lors que l’employeur prend l’initiative de la consultation du CSE, il doit soumettre son projet à la procédure d’information-consultation avec les mêmes exigences que lors d’une consultation obligatoire. Il était donc indifférent, pour l’issue du litige, de savoir si l’employeur avait l’obligation ou non de consulter le CSE sur le déploiement de ces outils d’IA.
Plus étonnante est la position du Tribunal considérant qu’un projet soumis à la consultation du CSE ne peut être mis en œuvre tant que le juge, saisi dans le cadre de la procédure accélérée au fond (PAF), n’a pas statué sur la demande de transmission de documents complémentaires. Cette interprétation n’est en effet pas conforme aux prescriptions légales, dès lors que les dispositions de l’article L. 2312-15 du Code du travail prévoient expressément que cette procédure spécifique (PAF) n’a pas pour effet de prolonger le délai dont dispose le comité pour rendre son avis.
Faisant néanmoins application de cette position, le Tribunal ordonne la suspension du projet près de 3 mois après le terme du délai préfix de consultation.
Gare à la phase « pilote » !
Restait alors à répondre à la question finalement centrale posée par cette affaire : le lancement d’une phase « pilote » constituait-il, ou non, le début de la mise en œuvre du projet ?
On le sait, l’employeur a l’obligation d’organiser la consultation du CSE en temps utile afin de permettre l’établissement d’un véritable dialogue entre la direction et les représentants du personnel. En cas de mise en œuvre d’une phase « pilote », le juge vérifie notamment la réversibilité du projet et si celle-ci, compte-tenu de son impact sur les conditions de travail, ne caractérise pas, en elle-même, un projet devant être soumis à la consultation du CSE.
En l’espèce, le Tribunal rejette Ă nouveau la position de l’employeur en constatant que l’un des logiciels avait d’ores et dĂ©jĂ Ă©tĂ© ouvert Ă l’ensemble des salariĂ©s, tandis qu’un autre avait donnĂ© lieu Ă la formation de certaines Ă©quipes. En consĂ©quence, il considère que « cette phase ne peut dès lors ĂŞtre regardĂ©e comme une simple expĂ©rimentation nĂ©cessaire Ă la prĂ©sentation d’un projet suffisamment abouti, mais s’analyse au contraire comme une première mise en Ĺ“uvre des applicatifs informatiques soumis Ă consultation. »
Les conséquences sont lourdes : l’entreprise est enjointe de suspendre le déploiement de l’ensemble de ces outils sous astreinte jusqu’à l’achèvement de la consultation du CSE, et est condamnée à verser une indemnité en réparation des préjudices subis par l’instance.
À n’en pas douter, la question de l’IA dans les entreprises et du rôle du CSE à ce sujet sera amenée à se développer dans les années à venir.
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